La Belle-mère
Publiée dans Le Diabète Enchaîné #9, cette chronique littéraire a été écrite par la talentueuse Nolwenn Pamart. C'est la première d'une série de courtes nouvelles sur le diabète.
J’ai presque tout oublié de ma relation avec ce gars-là. Pourtant, je revois le couloir étroit, petit comme une cabine de bateau, le tapis qui étouffait les pas dans l’escalier et l’encombrement des magazines de recettes ramenés de la bibliothèque. Il se tient devant moi, vaguement mal à l’aise. « J’ai discuté avec ma mère. Elle n’est pas à l’aise avec le fait que tu fasses ta piqûre près de la table. Mais ne t’inquiète pas, j’ai réfléchi à une solution… Tu ne pourrais pas plutôt la faire dans la chambre avant de venir manger ? »
Il y a une anomalie dans ce moment-là, qui le détache des autres. Il n’aurait pas dû me dire ça de ce ton anodin, encore moins à ce momentlà. Cela fait des mois que je mange chez ces gens. Il y a eu les premières fois, où l’on s’observait mutuellement, à essayer de déterminer notre place respective sur la chaîne alimentaire. Il y avait eu les premiers reculs, mais aussi les premières victoires. Dans notre guerre de position, le frigo avait été ma bataille de Verdun, où j’avais arraché le droit, à grands renforts d’arguments, de laisser une insuline de secours. Encore aujourd’hui, je n’ai pas bien le détail des pertes humaines dans mes archives.
La difficulté de ce combat est qu’il est d’un genre inédit. Ce n’est pas tout à fait ma famille, et il avait fallu tout reprendre depuis le début. C’est pire que les amis des parents, les oncles et grands-cousins éloignés, qui, à chaque Noël, vous offraient avec le fromage la dernière idée révolutionnaire glanée dans un magazine pour guérir le diabète. Dans leur sollicitude par ailleurs sincère, une question qui les brûle et sert à maintenir leur petit monde sur ses pattes : Est-ce que tu as déjà essayé, pour de vrai, de ne pas être malade ? Mes parents se chargent avec plaisir de rembarrer les mauvais plaisants, si rares mais si bruyants, mais là, je suis seule sur le champ de bataille, avec mon casque de travers et une baïonnette émoussée. Non seulement, je dois me défendre toute seule, mais j’ai l’impression d’avoir beaucoup plus à perdre. Et ce jour-là, dans le couloir, je comprends que je perds du terrain.
Je ne réalisais déjà pas les opérations de routine au vu et au su de l’ennemi. Le petit ami a sans doute peur que j’aie mal compris, car il ajoute l’éternelle excuse, toujours la même, qu’on me sert enrobée de sucre et de sollicitude :« C’est juste qu’elle n’aime pas voir traîner les stylos, ça lui rappelle tout le temps la maladie, et ça la rend triste. »
Je ne compte plus les gens que mon existence rend triste, mais qui s’évertuent pourtant à me la compliquer avec leurs requêtes.
Alors, depuis le temps, je les ai polies, mes réponses, face à ces bienfaiteurs aveugles. J’ai répété sous ma douche de bien meilleures répliques, des arguments irrévocables. Mais sur le moment, face à un diplomate neutre en apparence, espion par obligation, j’ai levé le drapeau blanc et signé l’armistice. Le nouveau compromis avait un petit côté traité de Versailles. Je suis dans les grandes étendues planes de Compiègne, prête à signer ma reddition, payer à la France des dettes durant des années, et endosser toute la responsabilité de la boucherie de 14-18. En somme, j’efface mes traces, circulez, il n’y a rien à voir, et je préserve le récit de propagande qu’on écrit dans les journaux pour rassurer les populations. J’étais trop jeune pour les ultimatums, alors j’ai arrondi mes angles.
Je ne crois pas que ma belle-mère à l’époque ait jamais su combien cette requête m’avait mise en danger. Un week-end sur deux, je transformais mon insulinothérapie fonctionnelle en pratique divinatoire. Je descendais voir ce qui se préparait ou j’envoyais un émissaire, et j’estimais, au jugé, sans voir la moindre assiette, le nombre de glucides que j’allais manger. Il y a eu des ratés extraordinaires, comme ce bolus de chandeleur calculé à l’aune des pratiques décadentes de chez moi – six crêpes sucrées ou rien ! – alors que là, c’était deux crêpes au maximum. Les regards ont accompagné, avec lourdeur, la troisième que j’ai mangée, bonne dernière, et j’ai le souvenir d’une nuit poisseuse de tous ses resucrages.
Mais le pire était ailleurs. Il me fallait bien admettre que toute la pédagogie déployée, les trésors de diplomatie, les explications ne valaient rien : que vaut un protocole de traitement face au confort de ses premières bellesmères ? Il me faut des efforts aujourd’hui pour comprendre comment j’ai pu accepter les conditions de l’armistice. Il faut déplier l’origami savant que j’ai constitué, au fil des ans, pour retrouver, au cœur de la feuille aplatie, la froissure première, et la soif d’acceptation qu’elle hurle.
Aujourd’hui, j’ai cessé ce jeu de négociation où l’on pèse ma situation avec des poids non calibrés pour, et où des convenances personnelles ou des soucis d’étiquette sont mis sur le même plan qu’une obligation de santé. Ça me donne un petit côté rock’n’roll en dîner mondain. Mais je pense sans colère à la gamine gothique jusqu’au bout des ongles qui n’avait pas osé dire à ses beaux-parents que les termes du contrat étaient biaisés, de peur de ne plus être invitée chez eux.
J’ai oublié ce que j’ai répondu ce jour-là, mais je rejoue cette pièce, à chaque premier repas. Les répétitions m’ont confortée dans un rôle que j’ai composé à ma mesure. Le personnage est tour à tour plus tranché, plus fier. Je maîtrise la palette de la vocifération et de la déploration tragique, même si ma couleur préférée est l’ironie un peu grinçante – un vert d’eau qui me va bien au teint. Et puis j’ai pris des mesures drastiques.
J’ai changé de belle-mère.